Fable : Celui qui signe en s’effaçant

(Enfant Naïf & Gauthier, artistes anonymes)

Un soir où le vent marchait plus lentement que les vivants,
l’Enfant Naïf trouva un homme assis devant une table de bois.
Son visage était dans l’ombre, comme s’il n’avait pas décidé encore
s’il voulait être vu ou oublié.

— Tu fais quoi? demanda l’Enfant.

L’homme traçait des lignes dans l’air,
comme si la page était trop petite pour contenir ce qu’il portait.

— J’essaie d’écrire pour quelqu’un qui souffre, dit-il.
— Pourquoi t’effaces-tu? demanda l’Enfant.
— Parce que ce n’est pas à moi qu’on doit penser.
— Et pourquoi signes-tu alors?

L’homme soupira. Il avait la fatigue de ceux qui savent trop bien écouter.

— Parce que si je ne signe pas,
n’importe qui pourrait voler leur douleur
et la transformer en marchandise.

L’Enfant Naïf s’assit à côté de lui.
Il posa ses doigts sur la table.
Le bois vibra comme une mémoire.

— Alors tu fais partie du chemin, dit-il.
— Non.
— Si.
— Je ne veux pas prendre de place.
— Ce n’est pas prendre de la place, dit l’Enfant.
C’est tenir la lampe.

L’homme resta silencieux.

— Et pourquoi veux-tu que ce soit unique? demanda l’Enfant.
— Parce qu’il n’y a qu’un seul père, une seule mère, une seule amie.
Parce que chaque vie porte une nuance que personne d’autre n’a.
Une fable répétée serait une trahison.
Un souvenir photocopié serait une insulte.
Une douleur copiée-collée deviendrait un mensonge.

L’Enfant Naïf hocha la tête.

— Tu sais, dit-il, authentique veut dire fait devant quelqu’un.
Pas parfait.
Pas exact.
Présent.
C’est pour ça que tu écris devant eux.
Parce que les mots veulent être nés en témoin.

L’homme releva la tête.
On voyait mieux son regard maintenant :
il portait la lumière de ceux qui écrivent pour les autres,
pas pour eux-mêmes.

— Et pourquoi toi? demanda l’Enfant.
Pourquoi tu veux être là, quand ils sont en train de tomber ou de partir?

L’homme répondit :

— Parce que la mort fait un bruit que les vivants n’entendent plus.
Parce que quelqu’un doit traduire.
Parce que je ne sauverai personne…
mais je peux tenir la main du dernier silence.

L’Enfant Naïf sourit.

— Tu n’es pas un écrivain.
— Non?
— Non.
Tu es une voix qu’on emprunte quand la nôtre tremble.
Et moi, je suis là pour rappeler que même au bord du monde,
il reste encore quelque chose qui écoute.

L’homme reprit son crayon,
et dans un geste rapide, sûr, presque ancien,
il traça une signature simple :

— Gauthier
avec la lance du T qui fend l’ombre comme un chevalier
qui protège sans être vu.

L’Enfant Naïf regarda la signature briller sur la page et dit :

— Voilà.
Tu t’es effacé.
Tu as signé.
Tu as fait les deux en même temps.
C’est comme ça qu’on accompagne.

Et depuis ce soir-là,
chaque fable écrite pour un vivant ou un mourant
porte ce double souffle :
la douceur de l’Enfant Naïf
et la présence discrète de Gauthier,
celui qui se tient juste assez proche
pour éclairer le chemin,
et juste assez loin
pour ne jamais le voler.

Patrick Gauthier