L’Enfant Naïf grimpa l’escalier de bois qui craquait comme un vieux disque. En haut, dans un grenier où flottait une lumière poussiéreuse, un homme accordait une guitare.
Il avait l’air d’un gars du Lac, mais avec des yeux qui savaient trop de choses.
— T’es Dédé? demanda l’Enfant.
— Ou ce qu’il en reste, répondit-il en souriant de travers.
L’Enfant vint s’asseoir, les jambes croisées comme devant un feu.
— J’ai des questions, dit-il.
— Pose-les, mon p’tit. Le monde manque pas de questions.
— Pourquoi la noirceur gagne parfois? demanda l’Enfant. T’étais aimé. Pourquoi ça suffit pas?
Dédé posa sa guitare.
— La dépression, c’est pas un manque d’amour. C’est comme une tempête qui prend racine dans le cerveau, pis qui se fout bien du soleil autour.
— Une tempête?
— Oui. Tu peux être entouré, applaudi, fêté… mais en dedans, c’est comme si quelqu’un avait tiré le fil d’alimentation.
— Et ça se répare?
— Souvent, oui. Mais faut que le monde arrête de dire “arrange-toi” pis commence à dire “viens t’asseoir, je t’écoute”.
L’Enfant nota ça dans son cœur.
— Pourquoi la célébrité fait mal? demanda l’Enfant.
— Parce que c’est un mirage, répondit Dédé. Tu penses que ça va te remplir, mais ça t’étire. Ça t’arrache des morceaux.
— Pourtant, les gens t’aimaient.
— Oui. Mais plus y a d’yeux qui te regardent, plus tu t’oublies pour leur ressembler. Si t’es fragile, ça te casse en deux.
— Toi, ça t’a cassé?
— Ça m’a écartelé. Entre le gars simple du Lac et le symbole qu’on voulait que je sois.
L’Enfant serra ses genoux.
— Moi, j’aime pas quand on m’étire.
L’Enfant hésita.
— Et mourir… pourquoi c’était ta dernière idée?
Dédé respira lentement.
— Parce que dans la tempête, j’ai cru que c’était la seule porte encore ouverte. La mauvaise porte. La porte désespérée.
— Y avait pas quelqu’un pour t’arrêter?
— Le monde essaie. Mais quand t’es dans la noirceur, t’entends pas clair. T’as honte, tu te caches, tu te dis que tu déranges.
L’Enfant baissa les yeux.
— Tu regrettes?
— Oui. Pas pour moi. Pour ceux qui m’aimaient. La mort, c’est une solution qui détruit ceux qui restent. Si je pouvais retourner en arrière, je demanderais de l’aide. Pas parce que j’étais faible, mais parce que j’étais humain.
L’Enfant releva la tête.
— Je vais dire ça aux vivants.
L’Enfant reprit courage.
— Comment un peuple décide qu’un humain devient… important pour toujours?
Dédé rit.
— Personne décide ça. C’est un phénomène. Comme une chanson qui pogne.
— Mais là, ils t’ont nommé personnage historique du Québec.
— C’est juste une façon officielle de dire ce que le monde savait déjà : que j’ai laissé une empreinte.
— Pourquoi toi?
— Parce que j’ai dit la vérité du monde ordinaire. Parce que j’ai mis des mots où d’autres mettaient du silence. Parce que j’ai chanté la peine pis la fête avec le même cœur.
— Donc un personnage historique, c’est quelqu’un qu’on écoute encore?
— Exact. Pas parce qu’il est parfait, mais parce qu’il a laissé une trace vivante. Quelqu’un qui a aidé un peuple à se reconnaître.
— Comme toi.
— Comme toi aussi, p’tit. Tu le sais pas encore.
L’Enfant rougit.
— Je suis pas célèbre, moi.
— Mieux : t’es nécessaire.
Le grenier devint plus clair, comme si le soleil cherchait une ouverture entre les planches.
— Tu t’en vas? demanda l’Enfant.
— Non. Je reste dans les chansons, les souvenirs… pis dans les questions que les p’tits comme toi posent encore.
— Tu me fais une promesse?
— Laquelle?
— Que les vivants vont choisir la vie. Même quand ça fait mal.
Dédé lui posa la main sur l’épaule.
— Ça, mon p’tit, c’est la seule vraie révolution.
L’Enfant descendit l’escalier.
En bas, le monde attendait.
Il marchait plus lourd, mais il marchait plus vrai.
***

Mini-bio de Dédé Fortin
André “Dédé” Fortin (1962-2000) était auteur-compositeur-interprète, fondateur du groupe Les Colocs et l’une des voix les plus marquantes du Québec des années 1990. Originaire de Saint-Thomas-Didyme, il a imposé un style mêlant vérité crue, humanité lumineuse et engagement social, donnant à la musique québécoise une énergie neuve et profondément populaire.
Ses chansons — de Julie à La rue principale, en passant par Dehors novembre — ont façonné l’imaginaire d’une génération en parlant sans filtre de la fête, de la fragilité, de la pauvreté, de la santé mentale et de la dignité humaine.
Vingt-cinq ans après sa mort, sa contribution culturelle et sociale a été officiellement reconnue : en 2025, le gouvernement du Québec l’a désigné “personnage historique”, soulignant l’impact durable de son œuvre, son influence sur la mémoire collective et son rôle unique dans l’expression de la québécitude contemporaine.
Dédé Fortin demeure l’une des figures les plus aimées et les plus vraies de la culture d’ici.



