Un drame partagé
Il y a quelques mois, un peu avant la fin de la pandémie, je discutais avec un ami artiste-peintre, Charles Sucsan, âgé de 88 ans. Malgré son âge, Charles était toujours plein d'entrain et rayonnait d'énergie. C'était un champion de l'accueil, toujours capable de me faire sentir comme si j’étais la personne la plus importante au monde lorsque je débarquais à l’improviste.
Ce jour-là, Charles me présenta une de ses toiles les plus importantes : Révolution 1956, créée pour commémorer la révolte de Budapest de 1956.
En 1956, la Hongrie était en proie à une révolte populaire contre le régime communiste. Au même moment, ayant obtenu mes visas pour immigrer au Canada. Français d'origine hongroise, à 2 jours de mon départ par avion pour le Québec, je patientais dans une chambre d'hotel à Paris, évidemment en suivant ces événements tragiques qui se produisaient en Hongrie dans tous les médias. Puis le jour de mon départ arriva. Je pris l'avion et débarquai à Montréal. Deux semaines plus tard, les réfugiés en provenance de Hongrie commencèrent à affluer. Comme je parlais aussi bien hongrois que français, rapidement, le gouvernement québécois m'offrit un contrat pour les accueillir.
Charles avait écouté les drames douleureux de ces réfugiés. 50 ans plus tard, à l'occasion d'un événement commémoratif, il avait créé "Révolution 1956" pour témoigner de cette période difficile.
Mais quand j'ai eu terminé la toile, je l'ai roulée et rangée au sous-sol. J'étais incapable de la regarder, elle évoquait trop de tristesse et de désespoir. Elle y est restée depuis.
Un silence s'installe... comme suspendu dans l'air. Tandis que j'observe sa toire, j'accueille son témoignage. Je comprends sa douleur peut-être mieux que personne, sur ce point il avait vu juste en me choisissant pour la partager... moi aussi je porte en moi quelques reportages et entrevues de l'époque où j'étais journaliste auxquelles il m'est encore aujourd'hui difficile de repenser sans en avoir le coeur serré. J'observe sa toile. J'y vois la douleur et le drame, mais j'y trouve autre chose et pas que du désespoir. j'attire son attention:
Le visage de la femme à l'avant plan peut être vu de différentes manières.
Il confirme:
Tous les personnages de cette toile ont 2 visages: un de face et un de profil.
Soudain plus attentif, je vérifie et remarque le phénomène. Puis j'ajoute:
Merci, je les vois maintenant. Néanmoins, pour elle, c'est différent, il y en a trois. Un de face, un de profil, et encore un autre en 3 dimensions qui apparaît lorsqu'on regarde les 2 premiers ensemble; un 3 visage qui semble ouvrir la voie vers une troisième destinée, un troisième choix différent de l'esclavage et de la soumission, différent de la mort et de la confrontation, une avenue qui invite à chercher une solution nouvelle pour l'humanité, une solution qui soit porteuse de paix et d'harmonie.
Ah ha! Mon tour cette fois de faire planer le silence. Attentif à sa respiration, j'écoute tandis qu'il apprécie son oeuvre sous un nouvel angle, qu'il fait la paix avec lui-même, se réconcillie avec son histoire.
C'est vrai, vue comme ça, elle conserve une pose prête au combat, un peu comme une déesse guerrière, Athéna dans une robe bleu métalique et sous cet angle, ce troisième visage arbore effectivement un air volontaire résolument tourné vers un avenir différent, imprévu qui garde vivant l'espoir de trouver un passage vers la liberté. Humm. Je ne l'avais jamais regardée de cette manière... Maintenant, je crois que je commence à l'aimer.
Heureux d'avoir trouvé les bons mots pour ensoleiller sa journée, je me sens proche de lui. Et désireux de le rester, je décide alors de lui partager ma découverte secrète sur Baudelaire.
Dis-moi, toi qui est artiste et originaire d'Europe, un poète français nommé Charles Baudelaire, un recueil de poésie intitulé Les fleurs du mal, tu connais? T'as déjà entendu parler?
Évidemment qu'il connaît Baudelaire, il s'agit probablement d'une lecture obligatoire au bac en France. Et pour un artiste visuel de cette génération, on peut soupçonner que Les fleurs du mal font parties des textes cultes de sa jeunesse.... et en effet, il a un exemplaire papier de l'oeuvre. Alors je lui lance.
Tu sais un jour, en lisant les Fleurs du mal, dans un des poèmes, j'ai remarqué un sous-texte dissimulé par Baudelaire au moyen duquel il ajoute un commentaire sur son propre art d'écrire... comme si en un mot il nous partageait l'expérience de création artistique à partir de son point de vue avec une luminausité comme lui seul est capable (et peut-être aussi un peu sur les vertues de l'adultère) et bien figure-toi donc mon ami que . Vérifie par toi-même. Si tu es convaincu de la valeur ou de la pertinence de ma découverte pour l’art actuel comme pour l’histoire de l’art, peins une œuvre et nous dévoilerons la clé de l’énigme Baudelaire en même temps que nous mettrons la toile à l’encan.
Dès le lendemain au matin
Dès le lendemain matin, je trouvais dans mes courriels, cette photo et une note:
J'ai ressorti mon vieux Baudelaire, j'ai relu... Ta trouvaille est merveilleuse. Immédiatement, je me suis lancé sur mes pinceaux. Je voudrais pouvoir retransmettre à tout le monde sur terre cette vision lumineuse de l'art, à la fois incroyable et féérique que tu m'as partagée. C'est tellement beau, le talent de Baudelaire est tellement grand.
En pièce jointe, tu trouveras une photo l'état premier de la toile. J'ai pas pu m'empècher, j’y ai mis la nuit. Là maintenant, je me sens épuisé comme jamais. Ce n'ai pas terminé, mais je voulais que tu le saches tout de suite... j'ai commencé.
Quelques jours plus tard, il était emporté par la covid.